Vers de nouvelles approches en santé mentale : possibilités et limites pour les francophones en situation minoritaire à Terre-Neuve-et-Labrador et aux Territoires du Nord-Ouest
Auteurs :
Sébastien Savard, Solange van Kemenade, Louise Bouchard, Jacinthe Savard, Ghisleine Oukouomi D. et Jean Nephetaly Michel
Reference :
Savard, S., van Kemenade, S., Bouchard, L., Savard, J., Oukouomi D., G. & Michel, J. N. (2024). Vers de nouvelles approches en santé mentale : possibilités et limites pour les francophones en situation minoritaire à Terre-Neuve-et-Labrador et aux Territoires du Nord-Ouest. Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social, 41(2), 75–95. https://doi.org/10.7202/1115903ar
Résumé
Cette étude explore les possibilités et les limites des nouvelles approches en santé mentale pour les francophones vivant en situation minoritaire à Terre-Neuve-et-Labrador (T.-N.-L.) et dans les Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.). Alors que les taux de détresse psychologique, d’anxiété et de dépression y sont plus élevés que dans la population anglophone, l’accès à des services dans la langue minoritaire demeure limité. L’analyse montre que les innovations en cybersanté mentale – telles que les lignes d’écoute, le counseling virtuel et les services communautaires à distance – peuvent réduire les barrières géographiques et linguistiques, mais que leur impact reste freiné par le manque de ressources bilingues, de coordination et de reconnaissance institutionnelle de l’offre de services en français.
Contexte
La langue est un déterminant clé de la santé mentale : elle peut agir comme facteur de protection ou de vulnérabilité. Les francophones en contexte minoritaire rapportent plus souvent des troubles dépressifs majeurs, de l’anxiété généralisée et un plus haut niveau de détresse psychologique.Les politiques provinciales et territoriales de santé mentale à T.-N.-L. et dans les T.N.-O. ne visent pas spécifiquement les francophones, mais les Réseaux Santé en français jouent un rôle essentiel pour améliorer la visibilité et la disponibilité des services en français.
Les Faits saillants
Méthodologie
De 2019 à 2021, les chercheuses et chercheurs ont mené 36 entrevues semi-dirigées dans le cadre d’une étude qualitative documentant six programmes communautaires de santé mentale. Ces deux territoires présentent des défis similaires : de petites populations francophones, une grande dispersion géographique, une réglementation récente sur les services en français et un manque de professionnels bilingues en santé mentale.
Principaux constats
L’accès aux services : un enjeu central
L’accessibilité est ressortie comme le facteur le plus déterminant. Les approches communautaires et les modèles à distance (télésanté, counseling vidéo, lignes d’écoute) facilitent l’accès à des services dans la langue de la minorité, surtout dans les territoires vastes et isolés. Ces services offrent souvent des plages horaires étendues, à faible coût, et permettent de réduire la stigmatisation.
Facteurs facilitants
Les participantes et participants ont souligné la non-stigmatisation des troubles mentaux, la compétence et l’empathie des intervenants, ainsi que la souplesse des services comme éléments essentiels à une offre efficace. La cybersanté mentale a notamment amélioré l’accès pendant la pandémie de COVID-19, en éliminant les barrières géographiques et en facilitant le contact avec des professionnels francophones.
Obstacles persistants
Les lacunes identifiées incluent :
- La pénurie de professionnels (notamment dans les cliniques sans rendez-vous),
- Le roulement du personnel,
- Les délais de suivi après une référence,
- La discontinuité des soins due aux approches ponctuelles,
- Le manque de ressources technologiques accessibles.
Les enjeux de confidentialité sont particulièrement préoccupants dans les petites communautés francophones, où l’anonymat est difficile à préserver. Certains usagers rapportent aussi de l’anxiété liée au fait de devoir s’exprimer en anglais avec des professionnels différents à chaque rendez-vous.
Réponses aux besoins francophones
Les initiatives récentes, comme le Navigateur, la Ligne d’empathie de CHANNAL, la Ligne d’aide téléphonique des T.N.-O. et le Programme de counseling communautaire, ont amélioré la disponibilité des services en français et la diffusion d’information sur la santé mentale. Toutefois, la couverture demeure inégale : au Labrador, plusieurs usagers doivent encore se tourner vers le Québec pour obtenir des services en français, assumant les coûts associés.
Un cercle vicieux institutionnel
La recherche met en évidence un cercle vicieux linguistique : la perception erronée selon laquelle tous les francophones sont bilingues réduit la demande de services en français, ce qui freine leur expansion. Or, selon le principe de l’offre active, c’est l’offre qui doit précéder la demande pour assurer l’équité d’accès.
Conclusion
L’étude met en lumière les effets persistants des barrières linguistiques sur l’accès et la qualité des soins en santé mentale. Les innovations en cybersanté ouvrent des perspectives prometteuses pour desservir les populations francophones minoritaires, à condition qu’elles s’accompagnent d’un renforcement institutionnel de l’offre bilingue, d’un meilleur financement, et d’une intégration des considérations linguistiques dans les politiques publiques de santé mentale.
Pistes de réflexion
Cette étude rappelle que la langue est un déterminant essentiel de la santé mentale et que l’offre active de services en français demeure une condition d’équité. Les innovations numériques ouvrent des pistes prometteuses pour améliorer l’accès, mais elles doivent s’accompagner d’un renforcement des capacités bilingues et d’un meilleur financement institutionnel. Miser sur la langue comme levier d’inclusion et de prévention pourrait transformer durablement la qualité des soins et la vitalité des communautés francophones en contexte minoritaire.